Un mal. Des mots.

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Ma rencontre avec Michel Serres : un moment précieux, et plutôt déroutant

Michel Serres en 2014

Toulouse, automne 2006… Consultant interne dans une grande entreprise publique, je suis chargé d’animer un séminaire destiné à une trentaine de cadres dirigeants. Aujourd’hui, l’objectif est de mettre nos principaux responsables en contact avec un « grand témoin » susceptible de les faire réfléchir aux évolutions de notre temps, en particulier dans le domaine des nouvelles technologies.

J’ai donc rendez-vous ici, dans le hall de cet hôtel, avec Michel Serres, la personnalité qui doit intervenir dans moins de deux heures. Dans mon esprit, il s’agit de mettre la dernière main à cette importante séquence de formation, et j’ai bien sûr consciencieusement préparé un dossier pédagogique complet à l’intention du célèbre intervenant que je m’apprête à recevoir. C’est que pour moi l’enjeu est de taille, et qu’il s’agit de ne pas me fourvoyer…

Lorsque Michel Serres arrive enfin, il commence par me présenter ses excuses pour son léger retard: il vient juste de quitter le bloc opératoire du CHU où il assistait à une intervention chirurgicale sur une fillette souffrant d’une grave malformation faciale. Une expérience difficile qui, m’explique-t-il, devrait l’aider à nourrir ses réflexions sur le thème de l’image de soi.

Si cette observation me rappelle que je me trouve en présence d’un philosophe, je sais aussi que l’homme qui est en face de moi est une sommité intellectuelle de tout premier plan, couverte d’une multiplicité de titres prestigieux: académicien, normalien agrégé de philosophie, historien des sciences réputé, auteur de nombreux ouvrages faisant autorité, professeur à Stanford et à Paris, grand officier de la Légion d’honneur, docteur honoris causa de plusieurs universités étrangères, etc… Bref, un monument de savoir et d’intelligence devant lequel, en bonne logique, je me sens vraiment tout petit.

Pourtant, à ma très grande surprise, notre rencontre ne prend pas du tout le tour que j’avais prévu. Alors que j’avais envisagé d’échanger avec lui en détail sur la séquence de formation qui nous attend, voilà que Michel Serres ne se montre intéressé que par une chose et cette chose… c’est moi!

Il me demande où je suis né, de quelle famille je viens, quels étaient les métiers de mes parents (son père à lui était batelier), dans quelle région j’ai grandi, si j’ai des enfants et combien, quelle est ma vision du monde… et même si je peux lui donner l’origine de mon nom de famille! Sur le coup, je reconnais que je suis complètement désarçonné: comment un personnage aussi éminent peut-il se concentrer ainsi sur ma modeste personne? De plus, je sens d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un procédé: l’homme manifeste à mon égard un intérêt authentique. Il ne se satisfait pas de certaines de mes réponses convenues, me relance souvent, s’exprime très peu lui-même, respecte scrupuleusement mes silences… Bref, il m’écoute, tout simplement.

Pour moi, la situation est si incongrue qu’elle en parait irréelle, et en même temps – je peux bien l’avouer- très agréable à vivre! Mais après un long moment, je finis par me souvenir que j’ai un objectif opérationnel immédiat et que le temps tourne… Quand il remarque que je consulte nerveusement ma montre, il me dit simplement, avec un sourire bienveillant et son fameux accent gascon: « Ne vous inquiétez pas pour votre séminaire, tout va bien se passer: je connais assez bien votre Président, j’ai échangé avec lui pendant toute une soirée dans un refuge de haute montagne. Alors voyez-vous, plutôt que de perdre notre temps à parler boulot, j’ai préféré profiter de notre rencontre pour faire connaissance avec vous, ici et maintenant. C’était de loin ce que nous avions de mieux à faire, vous ne trouvez pas?« .

Immense culture et intelligence supérieure, bien sûr. Mais aussi modestie, chaleur humaine et sens de l’écoute… Je crois pouvoir en témoigner ici : celui qui nous a quittés le 1er juin dernier était décidément un grand monsieur.

Un très grand monsieur.

Roger, écoutant à S.O.S Amitié Lyon 

 

Michel Serres, philosophe et historien des sciences

Michel Serres, philosophe et historien des sciences, décédé le 1er juin de cette année va nous manquer. Nous aimions sa profonde humanité, son optimisme rassérénant, ses réflexions engagées sur l’avenir de notre monde et la place de la technologie. Son oeuvre peut être lue, relue. On peut aussi réécouter la voix chaude et rocailleuse de ce bavard, pour qui l’écoute représentait tant.

Il écrivait en 1997 dans son livre « Le bonheur possible »:

« Ceci est tellement vrai que nous sommes seuls au monde dans la communication que, lorsque quelqu’un écoute et lorsque la communication réussit, c’est un miracle étincelant. […]
C’est tellement rare, c’est tellement improbable, c’est tellement miraculeux que c’est peut-être ça la civilisation et la culture. Rencontrer quelqu’un qui écoute. »

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